Prologue

Le bûcher
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16 mars 1244

« Il est des citadelles sombres,

d’où la lumière jaillit, jaillit d’entre les tombes

Et dont le chant funèbre rime chaque seconde

Avec l’écho tenace des souffrances du monde. »

ESCARTILLE DE PUIVERT,

Chanson albigeoise, « le Livre de Vie ».

Bienvenue dans l’Église de Satan.

Montségur.

Forteresse du vide.

Château-temple surgi des hasards de la pierre et de la démesure de ses bâtisseurs.

Il était là, le pech de Montségur, cet immense rocher qui semblait suspendre l’édifice entre la terre et le ciel, sanctuaire aux murailles déchiquetées, élevé à la gloire des hérétiques. L’ombre recouvrait peu à peu les vallées entourant la montagne. Un sentier montait en lacet sur son versant ouest. La pente, raide et découverte, était semée d’embûches. À tout instant, on pouvait craindre l’éboulement, et l’on risquait d’être happé dans les gouffres qui cernaient le sanctuaire. Le pic de Montségur était situé sur les terres du suzerain de Mirepoix ; il était tenu par Raymond de Péreille, vassal des comtes de Foix, loin des grandes routes, au cœur de ce pays dévoué à l’hérésie. Le château se perdait dans les brumes, là-haut, à plus de mille deux cents mètres d’altitude, frappé du mystère de ce paysage irréel. De la montagne émergeait une masse cubique, jaillie de la pierre brute, entourée des engins de construction, poulies et plateaux utilisés pour monter les rochers, échafaudages improbables, cordes dansant au milieu de nulle part, par-dessus des à-pics vertigineux. Des lignes chaotiques de cabanes habitées par les constructeurs, bâties à la hâte et fouettées par le vent, esquissaient un village qui déroulait ses lacis de ruelles au seuil des abîmes.

Un seul chemin y menait, un chemin étroit qui serpentait au milieu des épineux. Pour qui voulait s’y rendre, l’ascension était ardue, caillouteuse. Pèlerins et voyageurs dépassaient une chicane à l’abandon, montaient, montaient encore et soudain, les guetteurs se mettaient en travers de leur route. On leur demandait leur méreau, cette pièce de métal qui servait aux hérétiques de signe de reconnaissance. Plus haut, les cimes paraissaient s’écarter au-dessus des visiteurs. Ils apercevaient alors les murs barrant l’accès de la face sud, puis le fossé et la barbacane qui protégeaient le flanc du château. Ils ne pouvaient être qu’impressionnés par cette image puissante du repaire de Montségur, couvent semé de lueurs sépulcrales, symbole de la révolte en marche, levant ses murs vers les nuages lourds de menaces, où, sans doute, le Dieu muet que l’on se disputait en Occitanie jetait sur ses pauvres créatures cet œil sévère, prélude aux grands châtiments.

Le château ne représentait qu’une partie du système de défense du site. C’était tout l’éperon rocheux que l’on avait patiemment fortifié : les défenses avancées enserraient les falaises, des postes de surveillance dominaient les gorges du Caroulet, des chemins de ronde longeaient tout le périmètre. Une palissade entourait la lice ; au sud, une porte immense était protégée par des hourds, galeries de bois elles aussi, greffées sur les murailles pour en empêcher l’accès. Le village se lovait sur le versant nord, entre le château et les chicanes qui le protégeaient. Ce castrum improvisé dans les sommets, articulé en terrasses successives, entourait le logis de Raymond de Péreille, et la maison des hérétiques où l’on accueillait les pèlerins. Des écuries de fortune avaient été édifiées, à côté d’une meule à bras. Pas un pouce de terrain n’avait été négligé. Le pic était si difficile d’accès que toutes ces constructions étaient autant de défis à la raison. Des citernes permettaient de recueillir l’eau de pluie, par des canalisations de pierre ou de terre cuite courant depuis les toitures. Au centre du château se trouvait une cour à ciel ouvert, autour de laquelle étaient disposés, sur trois étages, les ateliers, les échoppes, les salles d’armes et de réserves. À l’intérieur du donjon, un escalier hélicoïdal menait au logis seigneurial. C’était du fossé, tout proche du château, que l’on avait tiré la roche nécessaire au système de défense de Montségur. Là, un pont de bois se jetait par-dessus douze cents mètres de vide pour atteindre la crête voisine. À la tombée de la nuit, cette crête ressemblait à une gargouille grimaçante, aux ailes repliées au-dessus des vallées.

Montségur, Montségur en ses brumes et ses fantômes, vision grandiose et douloureuse.

Un rêve et un cauchemar tout à la fois.

Bienvenue dans l’Église de Satan.

Au début du siècle, alors que le château n’était pas encore terminé, les évêques cathares venaient déjà y prêcher et y donner le consolament. Fournière de Péreille, parfaite revêtue, Raymond de Péreille son fils, Aude de Fanjeaux y avaient élu domicile depuis de nombreuses années. Ils y recevaient leurs alliés et les membres de leur famille, ainsi que de nombreux chevaliers venus du pays d’Olmes, qui veillaient à leur subsistance. Mais la figure emblématique de Montségur avait longtemps été Guilhabert de Castres, premier des dignitaires cathares. De son vivant, on pouvait le voir s’avancer au milieu des affleurements de roc, pour contempler les vallées alentour. Guilhabert se saisissait d’une poignée de terre et la jetait aux quatre vents, comme en ce jour où il avait incité Raymond de Péreille à la reconstruction du château, alors tombé en déshérence. Lors du solstice d’été, un rayon de soleil traversait le donjon de part en part, déposant en son sein un éclatant noyau de lumière. Ce n’était pas seulement une citadelle que l’on avait bâtie à Montségur, mais un temple, relevé de ses anciennes ruines. Avait-on voulu faire du château un symbole nouveau ? Sans doute la poignée de terre de Guilhabert, dispersée au vent, était-elle moins un hommage à la grandeur divine qu’un défi à la vanité du monde ; mais si Montségur existait comme la réponse aux menaces qui s’amoncelaient sur l’Église occitane, il était impossible de rester insensible à la fulgurante et terrible beauté de cet endroit.

Montségur ! Montségur, cœur du démon ou dernier refuge des apôtres du Christ ?

Par quel étrange cauchemar devins-tu le théâtre de cette tragédie ?

Bienvenue dans l’Église de Satan.

Nous allons tous mourir.

Montségur était cerné. Plus de deux cents personnes s’y abritaient encore.

Toutes savaient que leur mort était inéluctable.

C’était le 16 mars 1244.

Escartille gravit quatre à quatre les marches taillées dans la pierre et franchit l’arche des portes monumentales, en faisant signe aux guetteurs disséminés sur le chemin de ronde. Il ôta le capuchon qui lui recouvrait le visage et posa son bâton non loin de lui. Les pans de sa cape frémirent dans le vent. Il fut bientôt conduit à l’ombre des murs de pierre, où il rejoignit son fils Aimery, jeune chevalier défenseur de la cause hérétique. Un autre parfait se trouvait là, en robe noire. En arrivant devant lui, Aimery fit son melhorament, s’agenouillant par trois fois en demandant sa bénédiction au ministre cathare.

— Bon chrestian, balhatz-nos la bénédiction de Dieu et de vos !

— Ajatz-la de Dieu e de nos !

Une porte était dissimulée non loin d’eux. Avant de laisser Escartille et son fils pénétrer à l’intérieur de l’enceinte, le parfait, la gorge nouée, s’approcha d’eux.

— C’est l’heure, n’est-ce pas ?

— Le moment est venu, dit Escartille, retenant ses larmes.

— La cérémonie s’achève.

Escartille et son fils pénétrèrent à l’intérieur de la salle commune ; pas un seul ornement sur ses parois, peintes à la chaux. Toute la population de la citadelle y était rassemblée, au milieu d’innombrables volées de cierges. Les parfaits et parfaites cathares se tenaient debout, devant des bancs de bois. Des flammes couraient sur leurs visages et dessinaient sur les murs des ombres dansantes. On trouvait là Aude de Fanjeaux, Raymond de Péreille, Pierre-Roger de Mirepoix, d’autres encore. Au fond de la salle, deux hommes, maigres et pâles, semblaient présider : Bertrand Marty et son frère, en vêtements religieux, devant l’autel où était ouvert l’Évangile. Agenouillés en cercle devant eux, les croyants de Montségur attendaient de recevoir leur sacrement. L’autel était recouvert d’un drap immaculé. Non loin, une aiguière, une cuvette ainsi que des essuie-mains se trouvaient disposés sur une petite table. Bertrand Marty officiait, en sa qualité de parfait et de récipiendaire. On n’entendait plus que sa voix et le vent, ce vent qui battait les flancs de la montagne et semblait hurler à l’infini son sourd avertissement.

Les hérétiques.

— Qui est le Diable ? Quel est ce mal qui nous hante jusqu’à la mort ? C’est lui, le Satân de l’Ancien Testament, qui soumit Job aux pires tourments pour éprouver sa foi. Mais où est-il, le procureur, ce serviteur rebelle de Dieu ? Il accusa Josué dans le Livre de Zacharie, il incita David au dénombrement d’Israël dans le premier livre des Chroniques ; et le voici avec ses légions rampantes, l’éternel contradicteur de Dieu. Mille noms lui furent donnés, Satân, Lucifer, Belzébuth, Bélial, Béhémoth, Azazel ! Le voici qui se glisse dans les Nombres, dans le premier livre des Rois ; partout il fait son office et s’enfuit, l’Être révolté, dépendant du Tout-Puissant jusque dans ses maléfices ! Et l’on nous dit aujourd’hui qu’il se tapit à Montségur, qu’il se traîne au milieu de nous et que nous en sommes les disciples. Mensonge, mes frères ! Reconnaissons le vrai langage de Dieu ! Vous tous, qui voulez être consolés et recevoir la sainte oraison, par l’imposition des mains des bons chrétiens, approchez ! Quinze jours… quinze jours, après une vie de bataille, voilà tout ce qu’ils nous ont donné ! Ils nous auront poussés jusque sur cette montagne, pour nous réduire à rien !… Leur sombre politique aura fait de nous des monstres, alors qu’ils ont eux-mêmes bafoué le verbe dont ils se réclamaient. La honte soit sur eux ! L’hérésie est leur fille, la fille de cette honte.

Bertrand récita le Pater. Chaque phrase fut répétée par l’assemblée.

C’était le moment de la dernière ordination.

Cet instant n’avait pas seulement valeur de symbole. Il n’était pas seulement un cri réitéré de renoncement au monde. C’était par lui que s’était scellé le destin de l’Occitanie. Au fond de la salle, un feu crépitait dans une cheminée. Escartille y noya son regard, tandis que la voix grave de Bertrand s’élevait à nouveau.

Seigneur, comment tout cela a-t-il pu nous arriver ?

Les hérétiques.

Ils abjurèrent un par un la foi catholique dans laquelle ils avaient été élevés. Ils clamèrent qu’ils entraient de tout cœur dans l’Église cathare. Ils s’écrièrent d’une même voix qu’ils refuseraient d’abjurer, qu’ils soient menacés par le feu, ou torturés et livrés aux souffrances des hommes. Il y eut un silence, puis les membres de l’assemblée se prosternèrent par trois fois. Leurs visages étaient blêmes, leurs traits tendus. Ils sortaient d’une longue abstinence, qui n’était plus seulement due au jeûne que recommandait leur foi, cette terrible endura, mais à ce siège interminable qui les avait conduits au bord de l’épuisement. Ils s’étaient regroupés ici comme une cohorte de fantômes, les yeux brûlants, la terreur vissée au ventre. Les postulants s’agenouillèrent de nouveau. Ils furent absous. Bertrand s’approcha d’eux, plaça l’Évangile sur leur tête et procéda à l’imposition des mains. Les croyants récitèrent le Pater deux fois encore, puis les membres de l’assemblée se donnèrent tour à tour le Baiser de Paix.

— Vous faites désormais partie des hommes de la nouvelle Église, dit Bertrand. Vous êtes nés de l’Esprit ! Soyez fidèles à vos devoirs, et rendez grâces à Dieu.

Sa voix baissa d’un ton. Il était épuisé. Il ferma les yeux, vacilla quelques secondes, puis il acheva :

— La tempête est sur nous, mes amis. Nous avons résisté, ils nous ont persécutés, poursuivis sans relâche… N’oubliez jamais que vous seuls serez restés dignes de notre pauvre humanité. Jusqu’au bout, ne l’oubliez pas.

Dans l’allée centrale, entre les bancs de bois, on distribua aux nouveaux consolés des robes noires. Ils s’en revêtirent dans le plus grand silence.

Bertrand Marty était au bord de l’évanouissement. Son frère se porta à son secours.

Lorsque tout fut achevé, Escartille et Aimery se dirigèrent vers l’évêque. Bertrand était assis dans un fauteuil profond, une main ballante auprès de l’accoudoir.

Il avait le front couvert de sueur.

— Tout est fini, cette fois, dit-il. Donne-moi ta main, Escartille.

Escartille la lui donna.

— C’est l’heure, dit-il. Les soldats sont venus nous chercher.

Bertrand Marty releva les yeux vers Escartille.

— Que Dieu nous pardonne, souffla-t-il. Escartille, tu sais ce qu’il te reste à faire. Montségur abrite encore le plus sombre des trésors… Sauve-le, Escartille ! Tu m’entends ?

Il se pencha, son regard vibrant d’une rare intensité :

— Sauve-le.

Puis il considéra les visages autour de lui, les traits figés dans une angoisse mortelle.

— Allons, dit-il simplement. Nous ne pouvons plus renoncer.

Et il ajouta :

— La mort nous appelle.

Les hérétiques.

Ils sortirent.

Les croisés de l’ost les attendaient. Des milliers d’hommes, plantés devant leurs drapeaux et leurs étendards, d’un bout à l’autre du paysage. Ces constellations humaines étaient déployées en taches innombrables, mouchetant les crêtes, grouillant au fond de la vallée. Les pavillons du sénéchal de Carcassonne et du clergé se trouvaient aux premières loges. Hugues des Arcis et les légats pontificaux, installés dans leurs fauteuils, s’apprêtaient à prononcer leur sentence finale. Un vent froid s’était levé. Les soldats ne bougeaient plus. Écus, plastrons et cuirasses, lances et casques miroitaient de temps en temps dans la pâleur de l’aurore. Des nuages s’amoncelaient avec une lenteur funèbre au-dessus du pech. Ils recouvrirent bientôt l’ensemble des terres du voisinage, baignées d’une lueur sépulcrale.

Le tribunal de l’Inquisition formait un cercle autour du bûcher. Les clercs s’étaient rassemblés dans un pré, sur la face sud-ouest du pic de Montségur, à moins de deux cents mètres du château. La veille de ce jour fatal, les sergents de l’ost français s’étaient employés à achever leur palissade de pals et de pieux, de plusieurs dizaines de mètres de circonférence. À l’intérieur de ce camp préparé pour la circonstance, on avait posé de toutes parts des fagots de bois, de la paille et de la résine, pour que le feu ne manque pas de se propager rapidement. Le nombre des cathares était tel que l’on n’avait pas eu le temps de dresser des poteaux pour y ligoter chacun d’entre eux ; mais leur mort, prompte et efficace, était assurée. Il suffisait de pénétrer derrière le rideau de la palissade pour trébucher sur ces amoncellements de branchages, de poutres, de brindilles et d’herbes sèches, prêts à se mêler dans la fournaise. Cet enclos sinistre n’avait pas de porte. Des échelles avaient été posées contre les palissades. Les hérétiques graviraient chacun de ces barreaux et auraient tout le loisir, à mesure qu’ils s’élèveraient vers le ciel, de ressasser leurs prières et de contempler leur défaite.

Ils arrivèrent enfin.

Ils étaient tous en robe noire, une cordelette serrant leur ceinture, une bible suspendue à leur flanc ; hommes, femmes, enfants, même eux, les derniers enfants qui avaient survécu. Long chapelet de perles obscures, macabre rosaire défilant sous les yeux de leurs vainqueurs. On les poussait vers ce lieu qu’on appellerait, plus tard, le Pré des Crémats. On les avait enchaînés, comme pour les priver d’une échappatoire que, de toute façon, ils n’espéraient plus. Nul besoin de les faire marcher de force. Ils avançaient, certains se tenant par l’épaule ou par la main. Seul le cliquetis du métal troublait la solennité du moment. Ils avaient la gorge nouée ; s’ils venaient à proférer quelques mots, c’était en chuchotant, comme pour ne pas troubler le cours terrible de ces dernières minutes. Sur leurs visages se peignaient les émotions les plus cruelles. Certains semblaient impatients d’en finir. D’autres avaient les traits figés, masque impénétrable. D’autres encore, le front dégoulinant de sueur, le sang battant à leurs tempes, usaient de tout leur courage pour ne pas hurler. Ils marchaient, chaque pas supplémentaire les poussant vers l’abîme. À la tête des condamnés se tenait l’évêque cathare Bertrand Marty. Il parut le premier devant Frère Ferrier et Aguilah. Derrière lui, les gens étaient faibles et pâles. Certains pouvaient à peine marcher. Tandis qu’on les jetait sans ménagement à l’intérieur du bûcher, Bertrand Marty se tourna vers Aguilah. Des nuées de crucifix, sur lesquels des corbeaux se trouvaient perchés, projetaient leurs ombres sur le pré.

— Abjurez-vous votre foi en l’Église du Diable ? demanda Aguilah d’un ton tranchant.

Il sembla que sa voix résonnait en écho dans les vallées entourant Montségur.

— Non, répondit Bertrand Marty.

Abjurez-vous votre foi en l’Église du Diable ?

Non.

Au bûcher.

La foule des hérétiques fut entassée derrière les palissades. Ils montaient d’eux-mêmes aux échelles. Lentement, en file indienne. Puis ils disparaissaient, un à un, de l’autre côté. Ils descendaient au milieu des fagots. Lorsque enfin, tous furent rassemblés à l’intérieur, il se fit un silence absolu, ponctué par des cris isolés, qui claquaient dans le vent avant de s’éteindre comme ils étaient nés. Dans cet espace confiné, lieu de leurs derniers instants, les hérétiques se rapprochaient les uns des autres, de leurs parents, de leurs amis. Ainsi, ils y étaient ! Ce bûcher effroyable auquel ils avaient songé, des années durant, ce brasier qui avait animé toutes leurs angoisses et tous leurs cauchemars, voici qu’il était là, sous leurs yeux, et qu’ils se trouvaient en son sein ! Les femmes de Montségur s’apprêtaient à mourir auprès de leur mère ou de leurs enfants malades. Les condamnés n’échangeaient plus que des gestes simples, à peine esquissés ; élans pathétiques ramenés à leur plus simple expression. Ils s’unissaient dans un même chagrin le temps d’un mot, d’un regard, d’une caresse, d’une étreinte. Leur vie y était rassemblée d’un seul trait ; un dernier trait, dans lequel ils mettaient les maigres forces qui leur restaient.

Je ne veux pas mourir !

Viens, viens près de moi.

Puis il y eut d’autres cris. Celui de l’évêque ordonnant aux bourreaux de faire leur office ; celui des bourreaux eux-mêmes, propageant la consigne ; celui des soldats enfin, se glissant autour du bûcher, torches en main. Un nouveau signal et, le poignet lourd, ils abaissèrent les flammes, lorsqu’ils ne jetaient pas les torches à l’intérieur, balayant les échelles d’un coup de pied. L’assemblée des clercs, regroupée pour une chorale incongrue et terrible, entonna ses cantiques, alors que le feu prenait de toutes parts. Au cœur de l’enclos, des éclairs de terreur animale s’allumèrent dans les yeux des victimes. Leurs mains se crispèrent avec l’énergie du désespoir sur une épaule, un bras, autour d’une taille – contre une chair encore tangible, réelle. Les premières manifestations d’hystérie se firent entendre, se mêlant à la modulation lancinante des litanies, qui faisait comme un brouillard sonore au-dessus de leurs têtes. Les cathares s’étaient jetés d’eux-mêmes au-devant des flammes, au cœur de ce bûcher ; ils s’agenouillaient maintenant, tendaient leurs bras décharnés, reculaient vers d’impossibles ombres.

Et ce fut le brasier.

Les inquisiteurs restèrent impassibles. La chose était admirable : ils ne bougeaient pas. Leurs corps semblaient coulés dans le marbre, leurs pieds et les phalanges de leurs mains revêtus d’acier. Statues humaines figées dans leur propre éternité, tout à l’inflexible devoir qui les commandait. Le feu grondait, ils se signaient avec calme. À n’en pas douter, si ces dragons se fussent trouvés eux-mêmes à l’intérieur de l’enceinte, profitant d’une miraculeuse immunité, ils eussent relevé les prisonniers un par un, pour les forcer à se signer avec eux, avant de les laisser retomber. Mais qu’importaient les flammes, puisque celles qui attendaient ces hérétiques dans l’au-delà seraient plus terribles encore ? Pourquoi ces maudits priaient-ils, puisque Dieu ne pouvait tolérer de les entendre ? Pourtant, certains des clercs furent troublés par la force d’âme des condamnés qui s’étaient ainsi livrés au feu, alors même qu’on leur avait donné le choix de s’y soustraire. Ceux-là se trahissaient par leur nervosité ; ils jouaient de leurs doigts sur leurs étoles, leurs mains se crispaient sur les crucifix qu’ils tendaient vers le ciel, leur visage s’égarait. Soudain conscients de leur faiblesse, ils jetaient un coup d’œil à droite et à gauche, espérant que les autres représentants de la Sainte Église n’avaient pas noté cette incartade. L’admiration était plus franche parmi les soldats qui, neuf mois durant, avaient mené un siège qui leur avait coûté autant qu’à leurs victimes. Leur cœur se soulevait de dégoût.

Nous sommes des anges déchus.

Les hérétiques virent leurs pieds réduits en cendres. Leurs muscles craquaient ; leur peau se consumait comme du cuir ; leur moelle et leur sang sifflaient, leurs membres devenaient des bâtons desséchés et noircis, les os de leurs jambes pendaient au milieu des flammes montantes. Ces volutes infernales atteignaient leurs cheveux, les couronnaient un instant d’une aura incandescente, transformant leur tête en boules de chair en fusion, leurs yeux fondant dans leurs orbites. S’ils ouvraient encore la bouche, c’était pour avaler du feu ; s’ils la fermaient, c’était pour sentir ce feu à l’intérieur d’eux-mêmes. Ils n’étaient plus que des torches vivantes. Ils brûlaient, ils brûlaient ! Et l’on chantait.

Les flammes avaient bien pris. Trop bien peut-être. Les inquisiteurs, les bourreaux, les soldats de l’ost durent se retirer à bonne distance, comme une marée à l’écume amère, refluant d’un seul mouvement, car la chaleur de ce brasier devenait insupportable.

Le feu dura quelques heures. Les défenseurs qui étaient demeurés dans la citadelle de Montségur regardaient, du haut du pic, la fumée qui montait vers le ciel, nourrie de cet amas de chairs calcinées, sanglantes. Une puanteur sans nom se répandait dans les vallées. Oui, les braises dureraient longtemps encore, on les verrait rougir dans la nuit.

Mais pour le moment, on n’en était pas encore là – juste à cet instant, cette frontière où les damnés quittaient leur corps.

Nous sommes des anges déchus. Et une voix s’éleva par-dessus les cantiques. Une voix de femme, pure, limpide, cristalline, qui semblait jaillir de nulle part. Elle lisait un texte de saint Paul.

L’œil de l’évêque Aguilah s’alluma comme celui d’un aigle. Il était revêtu d’une chasuble de lin, une tiare rutilante vissée sur le crâne. Sa main était serrée sur le sceptre qui témoignait de son pouvoir. Autour du cou, son étole dansait, malgré les paravents pourpres disposés de part et d’autre de son fauteuil tendu de velours. Aguilah détourna la tête, ce visage anguleux et taillé à la serpe, moucheté d’imperceptibles scories. Il était soudain inondé d’une haine sans bornes.

… Et je vais encore vous montrer une voie qui les dépasse toutes. Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour, je ne suis plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas l’amour, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumône, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas l’amour, cela ne sert à rien.

— Faites-la taire, dit Aguilah. Faites-la taire ! Mais la femme continuait. L’évêque la vit, dressée dans le soleil qui trouait soudain les nuages, un poing refermé sur les grains de son chapelet qu’elle serrait jusqu’au sang, les voiles de sa robe flottant dans le vent. Sa chevelure s’était dénouée, s’échappant de son diadème pour venir ondoyer sur ses épaules. Elle avait tout d’un ange, maudit peut-être, égaré en ce monde, et chacun de ses mots avait le tranchant d’un glaive.

L’amour…

L’amour est obstiné ;

l’amour est serviable ;

il n’est pas envieux ;

L’amour ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ;

il ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt,

ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal…

Aguilah se dressa de son fauteuil, manquant de déchirer son vêtement.

— Faites-la taire ! cria-t-il.

Il ne se réjouit pas de l’injustice,

mais il met sa joie dans la vérité.

Il excuse tout,

il croit tout,

il espère tout,

il supporte tout.

Quelques soldats firent mine d’avancer vers la jeune femme.

Elle croisa le regard d’Aguilah, dont la main se crispa contre son sceptre.

L’amour ne passera jamais.

Elle referma son livre, les yeux pleins de larmes. Son regard parut se noyer dans le brasier qui n’en finissait pas.

La fumée montait jusqu’au ciel, par-dessus les champs, par-dessus les villages et les collines, par-dessus les montagnes.

Et ce fut la fin des cathares d’Occitanie.